1.
Les couleurs de l’aube commençaient à apparaître au-dessus de la ville de Ken. Le jour de l’équinoxe était arrivé. L’homme quitta l’auberge, raccompagné sur le seuil par le tenancier dont le visage affichait un sourire crispé.
Sitôt à l’extérieur, Gankyû se mêla au flux des badauds qui envahissaient déjà les rues sombres. Il marchait en tirant derrière lui son sûgu, laissant échapper à chaque pas un soupir. Durant le petit déjeuner, il avait à nouveau essayé de convaincre Shushô de renoncer à son projet : faire l’Ascension ne la mènerait à rien. Mais elle l’avait à peine écouté. Pire même, elle s’était endormie à table, la tête posée sur son bras replié. Il n’avait rien pu faire.
Après tout, ce n’est pas la première fois que je me rends dans la mer Jaune. Et puis, nous ne serons pas tout seuls. Beaucoup feront l’Ascension avec nous, et la plupart seront accompagnés d’une escorte. Sans compter que d’habitude, pour chasser le yôjû, je vais dans les endroits les plus dangereux. Là, il s’agira juste de faire l’aller et retour au mont Hô. Ça ne devrait pas être si compliqué. C’est vrai que je n’ai encore jamais escorté un ascensionniste, mais au cours de mes excursions, j’ai eu l’occasion de rencontrer pas mal de gardes du corps qui font ce genre de boulot. Ces gôshi m’ont souvent raconté leurs histoires. Je vois un peu le type de difficultés que ça représente, j’arriverai sûrement à me débrouiller. Sans oublier que cette mission me rapportera quand même la coquette somme de soixante-cinq ryô ! C’est pas rien ! Et d’ailleurs, qu’est-ce qui m’empêche d’aller chasser le yôjû une fois que je serai au mont Hô ? En fait, c’est pas si mal, tout ça !
Gankyû n’arrêtait pas d’agiter ces pensées qui se voulaient réconfortantes. Il avait besoin de se convaincre qu’il n’avait pas commis une énorme bêtise en cédant à cette gamine.
— Hé, monsieur !
C’était elle. Sa petite bête noire. Shushô rentra la tête dans les épaules en frissonnant, et lui jeta, par en dessous, un regard candide.
— Oui ? fit Gankyû, feignant l’indifférence.
— Dis… pourquoi tu te mets une capuche sur la tête ?
Il fit clapper sa langue, l’air agacé. Pourquoi se mettait-il une capuche sur la tête ? Tout simplement parce qu’il ne tenait pas à être reconnu. Il serait la risée de ses collègues s’ils apprenaient qu’il allait servir d’escorte à une gamine !
— Hum, je vois… dit Shushô en poussant un soupir.
Puis elle éclata de rire.
— Tu es quand même sacrement têtu ! Il faut savoir se résigner parfois, tu sais.
— Oui, oui, c’est ça, marmonna Gankyû.
Il examina Shushô. Elle avait troqué sa tunique pour une vareuse de garçon qu’elle portait sous une veste d’ouate épaisse. Gankyû lui avait acheté ces vêtements la veille parce qu’il pensait qu’une tunique longue n’était pas une tenue appropriée pour voyager. Il s’était attendu à devoir batailler ferme pour la convaincre de se changer, mais étrangement, elle les avait enfilés sans faire d’histoires.
— Dis-moi, il vient d’où, cet argent ? demanda Gankyû.
— Je ne l’ai pas volé. C’est de l’argent qui vient de chez moi. J’ai pris tout ce que j’ai trouvé avant de partir.
— Ah bon.
— J’avais pris la monture de mon père aussi. Mais elle m’a été volée. Par un homme aussi méchant que toi. Une vraie catastrophe. Les adultes sont vraiment nuls. J’en connais même un qui a essayé de voler ma chambre…
Mais je ne l’ai pas volée, cette chambre ! eut envie de répliquer Gankyû.
Puis il se ravisa et continua à la questionner comme s’il n’avait pas compris l’allusion.
— Une monture ?
— Oui, il s’appelait Hakuto. C’est un môkyoku. Tu connais ?
Tout en laissant traîner son regard sur les devantures, Shushô lui raconta ce qui s’était passé.
Bien qu’il fût encore très tôt dans la matinée, la plupart des boutiques étaient déjà ouvertes. C’était en effet la dernière occasion, pour tous ceux qui s’apprêtaient à faire l’Ascension, d’acheter ce qui leur manquait avant d’entreprendre leur périple. La veille au soir, Gankyû avait lui-même fait les achats nécessaires pour eux deux. En se demandant s’il n’avait rien oublié d’important, il s’attardait, lui aussi, devant les étals.
— Hakuto était si gentil. Il courait très vite, et il était très intelligent aussi. Je crois même qu’il pouvait comprendre ce que je pensais. Mais…
Elle se tut. Elle semblait attristée.
— Je vois… Mais c’est ta faute, aussi, dit Gankyû.
— Ma faute ? Comment ça, ma faute ?
Gankyû acheta quelques abricots séchés qu’il mit dans son sac. Il se tourna vers Shushô.
— Les môkyoku sont connus pour leur docilité. Ton Hakuto en est un bon exemple. Ceux qu’on trouve dans la mer Jaune, qui sont pourtant encore sauvages, sont très faciles à approcher. Alors imagine, pour un môkyoku qui a été dressé : c’est encore plus simple. Si quelqu’un l’appelle, il le suivra sans hésiter. Ils sont comme ça. Ne jamais lâcher les rênes d’une chimère dressée à l’approche d’une agglomération ! En ville, toujours rester sur son dos. Jusqu’à ce que tu le confies à une écurie digne de confiance. Ce sont des règles de prudence élémentaire.
— Ah bon…
— Oui, absolument. Ton erreur a été de descendre de selle. Tu n’aurais jamais dû. Mais bon, au moins, tu n’as pas été conduite aux autorités. C’est une chance.
— Ça ne m’aurait pas dérangée, de toute façon. J’avais un certificat.
— Vraiment ? Mais tu sais, ton voleur aussi devait en avoir un.
Shushô battit des paupières.
— Comment ? Mais ce n’est pas possible !
— Malheureusement, si. Ce voleur devait être un genre de « chasseur de cadavres ». Mais les gars comme lui ne s’aventurent jamais dans la mer Jaune. Ils se contentent d’opérer dans la préfecture de Ken. Un de ses collègues a dû te repérer à Rinken. Il t’a vue prendre le bateau, et il a prévenu ses complices de Hokken en utilisant un oiseau bleu. Ceux qui t’attendaient avaient déjà préparé un certificat en bonne et due forme quand tu as débarqué. Ils n’ont pas besoin de se rendre dans les bureaux de l’administration pour ça. Ce sont des gens très organisés, tu sais. Ils ont toujours sous la main une quantité de certificats prêts à servir parce qu’ils vivent du commerce des montures. C’est leur activité principale.
Shushô faisait la grimace. Elle était écœurée.
— Quant à la déclaration de vol, elle a été préparée à Rinken et envoyée à Hokken. Ces types-là agissent toujours en bande. À l’heure qu’il est, ton Hakuto doit déjà être quelque part au royaume de Han. Il n’y a plus rien à faire, c’est trop tard, tu ne le reverras plus.
— Ils me le paieront… siffla Shushô entre ses dents.
Gankyû lui jeta un regard en coin.
— Dès que je serai montée sur le trône, je les ferai tous arrêter ! Ils le regretteront, tu peux me croire !
Il soupira.
— Donc, si je comprends bien, tu n’as pas seulement l’intention de faire l’Ascension : tu comptes aussi monter sur le trône.
— Évidemment. Sinon, à quoi ça sert ?
— Et tu penses vraiment que c’est toi qui seras choisie ?
— Et pourquoi pas ?
— Oui, c’est vrai, pourquoi pas. Faut bien rêver, après tout… murmura Gankyû.
Le môkyoku est une bonne monture. Il coûte cher. Si cette fille en possédait un, c’est que sa famille est riche. D’ailleurs, ça se voit à ses manières. Elle est habituée à donner des ordres. Ce doit être le genre de gamine qui n’est jamais sortie de chez elle et qui a passé son temps à se faire chouchouter par ses parents. Rien de tel pour en faire une petite orgueilleuse. Après ça, faut pas s’étonner qu’elle se soit mis en tête de faire l’Ascension. C’est vrai que je n’ai jamais entendu une histoire pareille, mais si on y réfléchit bien, ce n’est pas si incroyable.
— Heureusement, ils ne t’ont pas pris ton argent.
— Parce que je l’avais cousu dans ma doublure. Pas si bête ! C’est pour ça aussi que je m’étais habillée pauvrement. Personne ne se doutait que j’avais une belle somme d’argent sur moi.
— Futée, la petite !
— Non, pas futée : intelligente. Nuance !
— Tu crois ? Si tu permets, je ne partage pas tout à fait ton avis.
— Et pourquoi ? dit-elle en le regardant dans les yeux.
Il donna quelques tapes sur l’encolure de sa monture.
— Parce que tu m’as déjà versé l’argent. Je pourrais très bien m’enfuir avec.
Shushô soupira d’une manière un peu forcée.
— Toi en tout cas, c’est sûr, tu n’es vraiment pas une lumière ! Écoute : tu t’appelles Gankyû, tu es chasseur de cadavres, et tu es l’ami de l’aubergiste. Si tu t’enfuyais maintenant, ce ne serait pas compliqué de donner ton signalement. J’irais immédiatement te dénoncer au gouverneur de la province. On est dans quelle province, déjà ?
— La province de I.
La préfecture de Ken appartenait effectivement à cette province. Et Renshô, la capitale du royaume, était également située sur son territoire.
— ... Oui, c’est ça, la province de I. Or, vois-tu, il se trouve que j’ai des relations parmi les fonctionnaires de cette province. Enfin… plus exactement mon père. À Hokken, j’ai laissé le voleur s’échapper parce que j’étais pressée. Mais si je n’avais pas été obligée d’être à Reiken pour l’équinoxe de printemps, je ne l’aurais certainement pas laissé filer, tu peux me croire !
— Bon, bon, d’accord…
Elle est vraiment futée ! pensa-t-il en soupirant.
— Mais, si tu m’autorises à en placer une, reprit Gankyû, sache quand même qu’il n’est pas rare que les gens qui s’aventurent dans la mer Jaune y laissent la vie. Et en général, on ne retrouve pas leur corps. S’il t’arrivait quelque chose, je pourrais tranquillement te laisser là et m’en aller avec ton argent, tu ne crois pas ?
Shushô lui adressa un sourire plein de morgue.
— Ne t’en fais pas pour moi. Ça ne m’arrivera pas.
— Ah bon. Et pourquoi donc ?
— Parce que si je meurs, il n’y aura plus personne pour monter sur le trône. Et les dieux du Ciel ne permettraient jamais une chose pareille.
Gankyû préféra abandonner la partie.
— C’est bon, tu as gagné…
Elle lui serra la main, le sourire aux lèvres.
— Quand je me suis fait voler ma monture, j’ai eu peur de ne pas être à temps à la porte Reiken. Mais en fin de compte, j’y suis arrivée, comme tu vois. Tu sais pourquoi ? Parce que le Ciel le voulait !
— Tiens donc…
— En tout cas, sache qu’une fois que je serai montée sur le trône, tu seras généreusement récompensé pour ton aide. On peut dire que tu as une sacrée chance !
J’y crois pas ! Comment fait-elle pour être aussi sûre d’elle, bon sang ?
Gankyû laissa échapper un soupir.
— Merci. Cependant, tu sais, le mont Hô est encore loin…
— C’est vrai, mais j’ai une monture maintenant !
Elle vient de me dire qu’on lui avait volée ?…
Il se tourna vers Shushô : elle regardait le haku avec un grand sourire.
— Quand tu es entré dans l’auberge hier, tu as dit que ta monture était à l’écurie. C’est pour ça que je t’ai choisi.
Décidément, elle est vraiment très maligne…
— Je m’incline. Tu es trop forte pour moi, lâcha-t-il, l’air abattu, les épaules tombantes.
Shushô lui tapota le dos pour le réconforter.
— Évite de te comparer à moi, va, ça vaudra mieux. Tu sais, dans mon quartier, je suis célèbre pour avoir une petite tête bien faite.
Cette dernière tirade acheva de le déprimer complètement. Il ne voulait plus lui parler. Il ne voulait même plus l’entendre.